Par Gilles Boulan | paru le 29/06/2013
Le Kosovo, petit état coincé entre la Serbie, l’Albanie, la Macédoine et le Monténégro, est un pays de deux millions d’habitants, majoritairement albanophones, qui a proclamé son indépendance en 2008. La guerre et les tensions ethniques qui ont défiguré le pays au début des années 2000 laissent encore des traces profondes. Bien que la pacification et la reconstruction sociale soient en marche, le Kosovo vit encore dans l’ombre de son passé traumatique, tout en cherchant à se réinventer. Dans ce contexte difficile, Jeton Neziraj se distingue comme l’une des voix majeures de la nouvelle génération d’artistes kosovars. Son théâtre, tant primé qu’internationalement reconnu, illustre l’effort de reconstruire la culture et la mémoire kosovares. En France, il est principalement connu pour deux pièces marquantes : La guerre au temps de l’amour et L’Effondrement de la Tour Eiffel.
La guerre au temps de l’amour
Dans cette pièce poignante, la paix a éclaté. Un ancien établissement psychiatrique est transformé en institut de beauté, un lieu où quatre femmes s’affairent à des soins corporels tout en abordant des sujets de cœur. Parmi elles, une femme âgée tente de raconter son histoire, un récit mêlant tragédie et mémoire, où le poids du passé trouble ses paroles. Elle cherche à partager des événements qui remontent à près de vingt ans, mais ses tentatives restent vaines. L’histoire se dérobe, l’Histoire semble refuser de se laisser raconter.
Les quatre femmes, fatiguées de la réalité, se réfugient dans des fantasmes : elles s’inventent une clientèle imaginaire, cherchent à masquer leurs propres souffrances sous des discours de beauté et de jeunesse éternelle, se livrant à des pratiques absurdes pour réprimer leur douleur. Le langage devient alors un outil pour dissimuler les blessures, comme une crème anti-rides qui cherche à effacer les marques du temps sans jamais les faire disparaître.
À travers le salon de beauté, Neziraj mêle le grotesque au tragique, et le quotidien à l’absurde, pour interroger la manière dont une société tente de survivre et de se reconstruire après un conflit. La pièce offre un regard acéré et fantaisiste sur la dislocation de l’ex-Yougoslavie, avec un humour décapant qui fait écho à la lourde histoire du Kosovo. La guerre au temps de l’amour est un exemple brillant de la capacité du théâtre à explorer les cicatrices de l’histoire et les mécanismes de survie individuelle dans un contexte de paix fragile. La pièce a été traduite de l’albanais par Anne-Marie Bucquet et publiée aux éditions L’Espace d’un Instant.
L’Effondrement de la Tour Eiffel
Lors de sa résidence à la Fabrique Théâtre Ephéméride de Val-de-Reuil en Normandie, Neziraj s’inspire d’une agitation bien particulière en France : le débat sur le voile, un sujet qui, dans une démocratie laïque, lui paraît à la fois excessif et absurde. Cette réflexion nourrira la pièce L’Effondrement de la Tour Eiffel, une satire qui mélange comédie, réflexion politique et absurdité.
José, un jeune vendeur de journaux, est épris d’Aïcha, une marchande de roses noires. Lorsqu’elle décide de se voiler, José se trouve mêlé à une aventure imprévue. Deux terroristes islamistes le poursuivent pour avoir arraché le niqab de femmes musulmanes, une démarche qui, pour lui, n’est qu’une tentative désespérée de retrouver sa bien-aimée. Mais pour ses poursuivants, cet acte devient une attaque contre l’Islam, un crime que l’on doit expier à tout prix.
Dans un enchevêtrement de situations comiques et inquiétantes, la pièce croise les chemins de José, Aïcha, et Osman, un soldat ottoman chargé de distribuer le voile aux femmes des infidèles. Au fil des scènes, le corps et la religion se mêlent et se heurtent, avec pour toile de fond la construction et la destruction symbolique d’une Tour Eiffel en allumettes, figure de l’effondrement des idéaux et des constructions sociales. L’œuvre fait un usage brillant de l’humour pour aborder des sujets aussi graves que l’amour, le corps, la religion et les tensions culturelles.
À la fois burlesque et inquiétante, L’Effondrement de la Tour Eiffel évoque de manière ludique et critique les contradictions inhérentes à la société moderne, tout en interrogeant la place de l’individu dans un monde globalisé et de plus en plus divisé.
L’Auteur : Jeton Neziraj
Jeton Neziraj est une figure incontournable de la scène culturelle kosovare. Né en 1977, il est à la fois dramaturge, scénariste, biographe et critique. Il a été directeur artistique du Théâtre national du Kosovo et est l’un des principaux acteurs de la vie artistique et culturelle du pays. Son œuvre, traduite dans plusieurs langues, a été jouée à travers l’Europe et au-delà.
Neziraj a écrit une quinzaine de pièces qui abordent des sujets aussi variés que la guerre, les tensions ethniques, la politique et les questions d’identité. Il est particulièrement reconnu pour sa capacité à mêler l’humour à une réflexion profonde sur la société, le tout dans un style qui brille par sa créativité et son audace.
Ses pièces La guerre au temps de l’amour et L’Effondrement de la Tour Eiffel sont des exemples parfaits de son approche unique, qui utilise le théâtre comme un moyen de questionner le présent tout en confrontant les spectateurs à l’histoire récente et aux défis du monde moderne.