Les Écritures d’une Autre Europe n°6 : “Cunégonde en Karlaland” de Venko Andonovski

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Par Gilles Boulan | paru le 04/04/2013

Après avoir exploré le Démon de Debarmaalo de Goran Stefanovski, il me semblait tout naturel de m’attarder sur une autre œuvre majeure de la scène macédonienne : Cunégonde en Karlaland de Venko Andonovski. Ce deuxième volet d’une série consacrée à la dramaturgie des Balkans s’inscrit dans un paysage théâtral étonnamment vivant et complexe, bien que la Macédoine ne compte que deux millions d’habitants. En dépit de sa petite taille, le pays regorge de talents littéraires, comme en témoigne cette œuvre satirique et intelligente qui mêle habilement les références à Voltaire et Michel Foucault.

La Pièce : une quête de la réalité Européenne

L’histoire de Cunégonde en Karlaland suit les aventures de Candide, ce héros voltairien, dans une quête délirante à la recherche de Cunégonde, une femme dont la virginité se vend à prix d’or. Le ton est donné dès le départ avec une citation de Michel Foucault : “Le monde entier est un hôpital psychiatrique”, une réflexion sur les institutions et la folie, qui sert de cadre philosophique à cette aventure pleine de rebondissements absurdes.

Candide, qui traverse la Macédoine, est confronté à une série de situations extravagantes. Il rencontre des personnages tous plus improbables les uns que les autres : de la Karla du pont, reine de Karlaland, à un gynécologue-roi, en passant par un spécialiste des abcès de l’œil droit. Ses péripéties incluent un enlèvement par des terroristes albéricains, un jeu macabre de “Ne te fâche pas bonhomme”, et une étrange mission pour sauver l’humanité en donnant son sperme.

Le tout est une satire féroce de l’Europe idéalisée, cette Europe qui, selon la pièce, n’est qu’un rêve. Une fois la quête de Cunégonde terminée, la conclusion semble évidente : il est préférable de se tourner vers la Macédoine, sa terre natale, où une bonne pomme croquée est plus nourrissante qu’un rêve européen. Cette fable, loin d’être une simple parodie de Candide, est une critique acerbe de la société et des idéaux politiques européens.

Une pièce entre philosophie et parodie

Le mélange des genres dans Cunégonde en Karlaland est frappant. Andonovski flirte avec les contes philosophiques du XVIIIe siècle, tout en incorporant une dynamique de bande dessinée parodique. L’humour, à la fois décapant et irrévérencieux, ponctue toute la pièce, qui navigue entre la réflexion intellectuelle et une forme de comédie grotesque. Les personnages, tout en étant caricaturaux, sont des vecteurs de messages plus profonds sur la société, l’individu et ses illusions.

La pièce interroge le rapport de l’individu à la réalité, à la vérité, et aux structures de pouvoir, tout en jouant avec les attentes du spectateur. Andonovski pose ainsi la question de la quête de l’idéal européen, tout en soulignant les contradictions internes à ce rêve et ses effets dévastateurs sur les individus.

L’auteur : Venko Andonovski, voix incontournable de la Macédoine

Venko Andonovski, né en 1964 à Kumanovo, est un auteur prolifique aux multiples facettes : romancier, dramaturge, poète et critique. Après des études à l’université de Skopje et de Belgrade, il devient professeur à l’Université de Skopje, où il enseigne la littérature. Il est également un journaliste actif, écrivant pour les quotidiens macédoniens. Sa carrière littéraire est marquée par une série d’œuvres qui mêlent humour, critique sociale et réflexion sur la condition humaine.

Ses pièces, comme Révolte dans la maison de retraite (1993) et Le Nombril du Monde (2004), ont été saluées par la critique et ont remporté plusieurs prix, dont le prix Vojdan Cernodrinski. Son roman Le Nombril du Monde a également connu un grand succès en Macédoine, devenant un best-seller. Andonovski est un auteur engagé, dont les œuvres explorent les paradoxes de la société macédonienne post-yougoslave, tout en cherchant à comprendre les tensions culturelles et politiques de son époque.

Une pièce qui résonne au-delà des frontières

Cunégonde en Karlaland est une œuvre qui dépasse largement le cadre macédonien pour aborder des questions universelles. Le texte, à la fois drôle, absurde et profondément critique, interroge la place de l’individu dans un monde globalisé et déconnecté de ses racines. La pièce de Venko Andonovski s’inscrit dans une tradition de théâtre qui, tout en étant ancrée dans une réalité locale, touche à des problématiques contemporaines auxquelles le public de tous horizons peut s’identifier.

La pièce a été créée au Théâtre Dramatique de Skopje, mais elle a également été présentée sur des scènes internationales, et figure parmi les 120 meilleures pièces contemporaines sélectionnées par la Convention du Théâtre Européen. Cette reconnaissance témoigne de l’impact de l’œuvre et de l’importance de Venko Andonovski sur la scène théâtrale mondiale.

Conclusion : un théâtre vivant et pertinent

Avec Cunégonde en Karlaland, Venko Andonovski propose un théâtre qui ne se contente pas de divertir, mais qui pousse également à la réflexion. Entre farce, critique sociale et fable philosophique, la pièce nous invite à repenser nos rapports à l’Europe et à la mondialisation, tout en nous offrant une vision unique et décalée de la société macédonienne contemporaine. L’humour, l’irrévérence et l’intelligence de cette œuvre en font un incontournable pour ceux qui souhaitent comprendre les enjeux culturels et sociaux des Balkans d’aujourd’hui.

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