Par Gilles Boulan | paru le 12/03/2012
Le Démon de Debarmaalo de Goran Stefanovski est un voyage saisissant au cœur des Balkans, une terre en mutation où la frontière entre le bien et le mal se fait aussi mince qu’un fil de rasoir. Cette pièce macédonienne, qui fait sa première création en France, est une réflexion poignante sur l’identité, le changement et la révolte, le tout enveloppé dans une atmosphère de comédie noire et de tragédie. Présentée au Théâtre de l’Opprimé, cette œuvre déploie une richesse dramatique unique, abordant des thèmes universels avec une touche locale propre à la Macédoine.
Le détournement de l’Histoire : un barbier, un quartier, une révolte
La pièce s’ouvre sur un banc de jardin public, où un couple de vieillards, l’un plus volubile que l’autre, nous plonge dans l’histoire du quartier de Debarmaalo à Skopje. Ce lieu autrefois calme et pittoresque, où les jeunes s’adonnaient aux amours et les vieux aux souvenirs, est désormais défiguré par la voracité des promoteurs immobiliers. La ville a changé, tout comme la vie de Koce, un barbier qui, après quinze ans de prison injuste, revient dans son quartier pour trouver une terre transformée, où même les noms de rue ont été effacés. En quête de vengeance, Koce s’associe à Mara, une voisine, pour ouvrir un salon de barbier qui deviendra un lieu de nettoyage social : les ennemis du quartier, une fois égorgés, sont transformés en kebabs et nourrissent les animaux du zoo. Une forme de révolte brutale et pragmatique contre un monde qui se délite, une vengeance teintée d’ironie et de cynisme.
Un univers de paradoxes et de métamorphoses
Le Démon de Debarmaalo n’est pas seulement une satire sociale, c’est aussi une exploration des contradictions humaines. Koce, tout à la fois héros et meurtrier, incarne la complexité de l’être humain, pris entre sa quête de justice et sa capacité à sombrer dans la barbarie. Ce personnage, presque mythologique, se distingue par sa modeste héroïsme, une figure de résilience dans un monde où la décadence semble inévitable. L’auteur mêle habilement l’humour noir et la violence de son récit, créant un univers où le théâtre, loin d’être un simple reflet de la réalité, devient un outil de catharsis et de réflexion.
Une mise en scène fluide et dynamique
La mise en scène de Dominique Dolmieu, tonique et minimaliste, souligne la fluidité de l’action et l’évolution rapide des lieux. Avec des éléments scénographiques simples mais efficaces, le décor se transforme sous les yeux du public, passant de la rue à l’échoppe du barbier, du salon de kebabs à la maison du juge corrompu. La scénographie mobile et astucieuse renforce l’idée de changement, de déconstruction, et de reconstruction permanente, à l’image de l’environnement dans lequel évoluent les personnages.
L’héritage de stefanovski : une plongée dans l’Histoire et la Mémoire
Goran Stefanovski, avec Le Démon de Debarmaalo, nous livre une œuvre profondément marquée par son propre parcours et par les bouleversements sociaux, économiques et politiques de son pays natal. Née dans une Macédoine en pleine mutation après la chute de l’Empire soviétique, cette pièce interroge la mémoire, l’identité et la résistance à travers un prisme littéraire qui puise dans la tradition des grandes fables politiques, tout en s’inspirant de faits réels. La pièce est aussi une critique acerbe des transformations radicales qui secouent la région, où le changement semble plus souvent synonyme de destruction que de progrès.
Un auteur en constance : Goran Stefanovski et son parcours international
Goran Stefanovski, auteur macédonien reconnu, a su imposer sa voix au-delà des frontières de son pays. Son écriture, à la fois poignante et provocatrice, trouve écho dans des lieux aussi divers que les capitales européennes de la culture et les festivals internationaux. Ses œuvres, traduites en plusieurs langues, sont régulièrement représentées en Europe et en Amérique du Nord. Son intérêt pour les dynamiques sociales et politiques le pousse à aborder des sujets brûlants de manière originale, tout en offrant une lecture percutante du monde contemporain.
En conclusion, Le Démon de Debarmaalo est une pièce qui interroge les liens entre passé et présent, entre révolte et réconciliation, tout en offrant au public une réflexion complexe et engagée sur la transformation d’une société. À travers l’histoire de Koce et Mara, Stefanovski nous invite à réfléchir sur la place de l’individu dans une société en constante mutation, où les frontières entre le bien et le mal deviennent de plus en plus floues.