Mon amnésie et mon hypermnésie

sedef-ecer

Par Sedef Ecer | Publié le 01/11/2012

La question de Jean-Pierre Thiercelin, pour la revue Cosmopolis, résonne en moi avec une intensité particulière. Il me demande si les auteurs de théâtre contemporains peuvent se permettre de “perdre la mémoire” et d’ “oublier d’être contemporains du monde dans lequel ils vivent”. C’est une question difficile, mais à laquelle je dois répondre en partageant les symptômes que je ressens : amnésie et hypermnésie.

Une mémoire partagée entre oubli et résurrection

Je suis confrontée à un monde si oppressant qu’il me semble parfois nécessaire de perdre la mémoire pour survivre. J’occulte, j’oublie des pans entiers de ma vie, des sons, des images, des événements. Pourtant, à d’autres moments, ma mémoire refait surface, semblable à celle d’un archéologue redécouvrant une cité antique, pièce par pièce, fragment par fragment. Un processus qui me permet de reconstruire des histoires, des personnages, des décors, à travers les bribes de souvenirs qui remontent à la surface.

Cette alternance entre oublier et me souvenir m’est devenue familière. Mais je ne sais toujours pas pourquoi certaines images s’ancrent si profondément dans mon esprit, alors que d’autres sont effacées et, parfois, ramenées à la vie lorsque le besoin d’écrire se fait sentir. Ce jeu de mémoire sélective nourrit mon écriture, m’invite à reconstruire, à redonner vie à des fragments du passé.

La mémoire d’une nation, et l’oubli imposé

Née à Istanbul en 1965, dans une Turquie encore marquée par les dictatures militaires, mon adolescence a été façonnée par un apprentissage de l’histoire officiel, gommant les vérités dérangeantes et imposant un régime de l’oubli. Cette politique d’amnésie s’étendait jusque dans les plus petites facettes de la vie quotidienne, jusqu’à l’alphabet même qui fut changé au moment de la fondation de la république. Un oubli orchestré, institutionnalisé. Ce silence sur les pages sombres de notre histoire a forgé une société où la vérité était, au mieux, ignorée, au pire, effacée.

Ce n’est que bien plus tard, après des années de silence et d’indifférence, que j’ai découvert les vérités cachées. La douloureuse prise de conscience que l’histoire qu’on m’avait enseignée n’était qu’un mensonge. Nous étions tous devenus des mythomanes amnésiques, héritiers d’une mémoire collective travestie, porteurs d’un héritage d’oubli imposé.

L’écriture comme réactivation de la mémoire perdue

Cette prise de conscience m’a poussée à écrire. En écrivant en français, une langue qui n’est pas la mienne, j’ai ressenti que je reconstituais des fragments de mémoire perdue. C’est une écriture double, entre amnésie et hypermnésie, une écriture de résonances et de révélations. J’ai appris à oublier, pour mieux me souvenir. Et à travers cette dynamique, je tente de comprendre ce qui s’est effacé, tout en redonnant vie à ce qui a été occulté.

Extraits de mon travail : la mémoire scénique

Dans mes œuvres, je mêle passé et présent, histoires collectives et individuelles. Voici quelques extraits qui illustrent cette exploration de la mémoire et du temps qui passe :

Extrait de « SUR LE SEUIL »

Deux femmes fantômes observent la terre depuis l’autre monde. Elles sont émues par ce qu’elles voient, la révolution qui secoue leur pays.

La Voyageuse : “Regarde tous ces gens… Ils crient tous, à bas le dictateur ! Vive le nouveau régime !”

La Rêveuse : “Oui, mais il n’y a pas de révolution qui ne mange pas ses enfants.”

Ce dialogue reflète l’idée que les révolutions, aussi puissantes soient-elles, finissent toujours par dévorer ceux qui les ont portées. La mémoire de la révolte est toujours entachée par cette réalité cruelle.

Extrait de « A LA PERIPHERIE »

Azad et Tamar discutent de l’espace Schengen, évoquant les obstacles qu’ils rencontrent pour s’échapper et trouver un avenir ailleurs. C’est l’histoire d’une quête, d’une fuite, d’un rêve qui s’échappe.

Extrait de « LES DESCENDANTS »

Nurta et Ertou discutent de l’histoire, de la révolution française, de l’évolution des générations et des sacrifices nécessaires pour changer le monde. Une réflexion sur le poids du passé et sur la manière dont les événements façonnent l’avenir.

Extrait de « L’ABSENTE »

Galanthine, une transsexuelle voilée, discute avec Kardelen de sa décision de se voiler pour devenir invisible, pour se protéger des regards extérieurs. Un acte d’effacement, de transformation, de résistance.

Conclusion : une écriture du manque

Mon travail, à la croisée de l’amnésie et de l’hypermnésie, est une tentative de reconstruction. Une tentative pour faire revivre ce qui a été effacé, pour donner voix à ce qui a été réduit au silence. Chaque mot que j’écris, chaque histoire que je raconte, est une résurrection, une manière de lutter contre l’oubli et de redonner forme à des souvenirs enfouis. C’est dans cette tension, entre perte et mémoire retrouvée, que mon écriture prend tout son sens.

Retour en haut