Histoire d’une pièce : une nuit au poste.

Après la rédaction de « Signé Dumas », nous avions Cyril Gely et moi l’envie de travailler sur un sujet contemporain. Nous étions alors en 1999. Après une phase de discussions, je suggère que notre deuxième pièce traite de la criminalité, et nos explorations nous portent vers un fait-divers dont chacun je pense se souvient : l’équipée meurtrière du couple Audry Maupin-Florence Rey une nuit de 1994, qui a vu la mort de 5 personnes place de la Nation, dont Audry Maupin lui-même. Florence Rey fut condamnée à vingt ans de réclusion, peine qu’elle purge au centre pénitentiaire pour femmes de Rennes. Cette jeune fille à peine majeure, à l’enfance secrète et solitaire, était simplement tombée follement amoureuse de Maupin, un anarchiste autonome au romantisme éclatant. Sans que son rôle exact dans la tragédie de cette fameuse nuit soit clairement établi, elle était devenue sinon criminelle elle-même, au moins activement sa complice.

Pourquoi revenir sur cette affaire ? Parce que le destin de Florence Rey est lié à une rencontre, rencontre à laquelle elle s’est accrochée. Parce que la vie tient parfois à une somme de manques : des parents absents, une jeunesse qui grandit dans la noirceur et la solitude, et qui trouve soudain en quelqu’un une étincelle, une raison d’exister. Je retrouverai beaucoup de ce thème en écrivant Une nuit au poste.

Retour en 1999. Nous commençons la rédaction d’une pièce intitulée L’autre visage de Claire Bauer. L’action se déroule dans un pénitencier pour femmes, et Claire Bauer est une jeune criminelle dont l’histoire est inspirée de Florence Rey. Elle aussi a aimé un homme, elle aussi a aidé à tuer. Seule nuance avec son modèle : Claire Bauer est condamnée à perpétuité.

Notre idée est de confronter Claire avec une jeune étudiante en droit, Caroline, qui dans le cadre de ses études est amenée à visiter des détenues. Elle écrit donc à Claire Bauer. Caroline se destine à une carrière d’avocate, c’est pour elle une vocation. Elle est structurée, issue de la classe bourgeoise, et son ambition s’accommode bien à sa nature généreuse. Il va sans dire que l’opposition de caractères est criante. Étalée dans le temps, la succession de rencontres entre les deux jeunes femmes devient une relation, une écoute, puis un lien, peut-être la naissance d’un sentiment… Voilà notre projet. Nous écrivons les premières scènes… mais d’autres projets nous appellent, et nous décidons d’interrompre nos travaux.

En 2003, deux jeunes comédiennes de ma connaissance, deux amies talentueuses, Estelle Vincent et Clémentine Saintoul, cherchent une pièce. Elles ont le désir de jouer ensemble, font le siège des librairies théâtrales, et ne trouvent rien qui leur convienne. De mon côté, en secret, je repense à notre projet. Mais mon idée change : plutôt que de construire la rencontre sur un long temps, je décide de la traiter sur une seule nuit, dans l’urgence. Et assez vite, il me paraît préférable de dédramatiser le contexte. Exit la condamnée à perpétuité, exit la visiteuse volontaire. Ne subsiste que l’opposition de caractères. La prison pour femmes devient une cellule de commissariat, la situation une banale garde-à-vue. Et autre changement de taille, les deux jeunes femmes sont de parfaites inconnues l’une pour l’autre. Elles sont livrées au même sort, pour ainsi dire à égalité au moment de leur premier contact. Diane, la fille de bonne famille, a volé un collier pour s’affranchir d’une autorité maternelle écrasante. Isabelle, la délinquante fauchée, vendait du hasch pour le compte de son compagnon multirécidiviste. Elles sont enfermées ensemble. La pièce sera donc leur confrontation, d’abord difficile. Puis viendra l’écoute, le lien, et peut-être le début du sentiment.

Une nuit au poste n’a pas été si compliquée à écrire. Je portais le sujet en moi, et l’idée d’installer cette rencontre sur un temps très court, de lui donner de par l’enfermement un caractère forcé, a simplifié ma tâche. Je me suis surtout employé à faire vivre les personnages, à partir de traits assez nets. Et j’ai le souvenir d’un travail linéaire, guidé par les dialogues. Le choix du découpage en plusieurs tableaux entrecoupés d’ellipses y fut pour beaucoup. La pièce étant par nature réaliste, je veillais seulement à respecter quelques contraintes de vraisemblance.

Voilà pourquoi, même si elle a germé d’une certaine façon du projet de Claire Bauer, Une nuit au poste a trouvé très vite une évolution différente. Mais avec le recul, je me rends compte que quelque chose m’a dépassé. Cela tient je crois à un déplacement dramatique que je n’avais pas soupçonné. Dans Claire Bauer, la rencontre était voulue, planifiée. De plus, elle allait dans un seul sens, Caroline apportant à Claire écoute et affection sans rien demander en échange. Même si les choses ne sont pas aussi simples, cette disproportion avait ses limites. Dans Une nuit au poste, la limite a disparu, Diane et Isabelle partageant sans le savoir les mêmes besoins. La pièce raconte finalement cette ressemblance. Ainsi que l’espoir qu’elle fait naître, la possibilité de prolonger au grand jour ce que cette petite nuit passée ensemble a rendu si déterminant. Et qui tient en une étincelle…


Eric Rouquette

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